Mais alors qui est-ce qui nous fera danser?’, ainsi finit le ‘Voyage au Congo’ d’André Gide, récit de son expédition à travers l’Afrique centrale, qu’il dénomme alors ‘Congo’, par référence au livre plus connu ‘Au Cœur des ténèbres’ de Joseph Conrad. Car le 20 mars il était à Maroua, et sera le 14 mai à Douala, traçant ainsi en 1925, quasiment cent ans avant, le trajet que dessinent et redessinent un à un les livres de Djaili Amadou Amal. Il n’y a pas de littérature spontanée, et ici cela est encore plus évident – là où Gide a fait le trajet à dos de porteurs, et puis en voiture, Djaili l’a fait en train, et même en avion. Médiologie distinctive tracée par le temps et les mutations de l’histoire littéraire. Les deux sont cependant écrivains, et sans doute s’ignorent – c’est à la critique de tracer leur généalogie, et cela, en une question que voici: pourquoi donc Maroua, la ville que décrit si bien Djaili Amadou Amal, mais aussi Gide avant elle, a en cent ans disparu comme capitale littéraire du Cameroun? Il est clair: la raison est politique, et les chapitres de celle-ci se trouvent tant dans le livre de Gide, que dans ceux d’Amal: le colonialisme français d’une part qui a frappé tout ce qui est africain d’interdit, par exemple interdisant l’écriture de Njoya tout comme ses livres écrits pourtant à Foumban entre 1908 et 1921, et évidemment la culture patriarcale de la région qui a enclot les femmes nordistes dans des saré. Les romans d’Amal sont intimistes. Elle fait de la littérature de chambre, comme Schumann ferait de la musique de chambre. C’est dire qu’elle lave en public le linge familial, dans un espace culturel qui le veut forclos. Et c’est déjà là sa révolte – parler, donc écrire, et donc publier.
Mais écrire de l’intérieur des saré, et donc faire intimement parler Maroua, a voulu qu’elle entre dans une école d’écriture, la Nolica (Nouvelle littérature camerounaise) de Pabe Mongo, pour se donner une technique – le voyage pour Douala, et elle habite à Douala -, a donc eu un embranchement de formation à Yaoundé, même si inscrit dans un trajet littéraire. Car écrire les saré ne se fait pas ‘au tout venant’, ni d’ailleurs impunément. C’est un geste qui fonde une esthétique, qui s’approprie le parler francepulaar et qui le fait à risques.
Cette esthétique, intimiste, j’ai dit, plonge dans la culture sahélienne qui ici, bien concrètement est la culture peuhle, pour en exposer les principes dans le Code de conduite qu’est le pulaaku. Le désert n’est silencieux que pour qui ne sait entendre la chanson du vent – on pourrait dire tout aussi, la parole des femmes et des hommes qui, dans leurs concessions multiples, se livrent des batailles de pouvoir parfois mortelles, parfois amoureuses, mais toujours pleines de péripéties. Les personnages sont là, de Djaili à Safira, de Goggo Aissa à Hindou, inoubliables tous et toutes, mais plus important que leurs destins singuliers, est qu’ils sont le reflet d’un univers culturel partagé au travers de l’Afrique, par quatorze pays sur la longueur du Sahel, mais aussi par d’autres cultures comme celle haoussa, pour les inscrire dans une littérature générique – les littattafan soyyayya du Nigéria.
Djaili Amadou Amal nous fait danser, parce qu’elle enchante le Sahel, parce qu’elle fait parler, moins ses dunes et ses bœufs et ses moutons, que les gens qui en sont la population – les hommes dont l’arrogance est creusée de faiblesses cachées, les femmes dont la tendresse cache des ressentiments, les enfants dont la croissance est un hymne à la liberté. L’écrivain camerounaise pour notre bien collectif qui a réveillé le Nord jusque-là silencieux de notre pays, le fait en nous rappelant qu’au plus profond de ces concessions que nous croyons dominées par la mosquée et l’Islam de ses adhans, ses appels à la prière, se trouve une culture transafricaine, panafricaine, la culture peuhle, et les Peuhls sont autant anglophones que francophones. C’est dire que, lorsqu’elle pose par leur voix la question de la femme – des violences faites aux femmes -, elle retrouve, Djaili Amadou Amal, le geste fondateur qui en fait une écrivaine engagée. Voilà pourquoi elle nous réjouit, car sa redéfinition de l’engagement ne creuse pas seulement dans une tradition française bien ancrée – et ici, Gide, et sa bataille contre le colonialisme lancée à partir justement de son Voyage au Congo peut servir d’ancrage -, elle recadre celui-ci en lui fondant une assisse dans les associations de femmes, dans la défense de l’éducation des filles, dans la conversation donc, entre femmes et entre mères et filles, dans le pulaaku. Le saré est une concession dont, de l’extérieur on n’entend que des bruits domestiques. Avec Djaili soudain, il nous fait entendre des éclats de voix, mais aussi des pleurs, des rires, et même plusieurs fois de la musique, celle des griots, celle des radiocassettes, celle de l’ordinateur de la femme qui s’enfuit, qui s’enfuit parce qu’elle écrit de nuit et empêche de dormir, qui s’enfuit vers Douala sans savoir qu’elle refait en cette manière pour le posséder, pour le camerouniser et nous faire danser, un chemin tracé déjà cent ans avant – en 1925.