Vendredi 4 décembre 2020. Aéroport international de Douala. Dans le vol Air France qui se pose sur le tarmac à 20h25, il y a une passagère pas comme les autres. Et son caractère particulier se traduit par la grande foule qui se masse à l’extérieur de l’enceinte et le dispositif déployé pour l’accueillir. Le vol a eu près de deux heures de retard. Qu’importe, ils sont là, les admirateurs et autres fans, pour accueillir celle qui fait la fierté, au-delà d’une communauté, du Cameroun tout entier : Djaïli Amadou Amal, lauréate du Goncourt des lycéens 2020 avec son roman « Les Impatientes » publié cette année chez Emmanuelle Collas. Prestigieux prix littéraire qu’elle a raflé le 2 décembre dernier.
Quand ils l’aperçoivent enfin, le joyeux brouhaha s’intensifie. Cris, youyous, chants, tambours, etc. Le parcours fou de Djaïli, lui, il continue. Félicitations des proches, des inconnus, de quelques autorités notamment le délégué régional des Arts et de la Culture pour le Littoral, le Dr François Edimo. Avant son bain de foule, félicitations aussi des médias, qui profitent de cette nouvelle occasion pour arracher des interviews. Elle s’y plie volontiers, elle en a maintenant l’habitude, elle qui a connu de nombreuses sollicitations de la presse nationale comme internationale depuis son entrée dans la première sélection du Goncourt 2020 le 15 septembre.
Et l’écrivaine a pu se poser, entre deux interviews quand même (encore !), le temps d’un week-end à son domicile dans l’arrondissement de Douala III. Mais dès aujourd’hui, il faut recommencer à courir. Elle sera notamment reçue mercredi par l’ambassadeur de France au Cameroun.
Vous attendiez-vous à l’accueil que vous avez reçu à l’aéroport de Douala ?
Oui et non. Je m’y attendais sachant à quel point les gens m’ont soutenue tout au long des différentes phases de la sélection. Je savais que c’était le Goncourt de tout le monde. Même les personnes qui ne s’étaient jamais intéressées à la littérature se sont posé la question de savoir ce que c’est que le Goncourt, parce qu’on voit la photo de cette femme un peu partout. Et je pense que l’explication la plus simple qu’on a pu leur donner, c’était de dire que c’est la coupe du monde de la littérature. Et à ce moment-là, il y a eu encore plus d’engouement. Sachant évidemment comment les gens étaient passionnés par cela, je savais qu’ils allaient attendre. En plus, connaissant aussi un peu ma famille, les associations, la communauté du grand Nord, je m’attendais à ce qu’ils fassent quelque chose. Mais je ne m’attendais pas forcément à ce qu’ils viennent attendre des heures. Je ne m’attendais pas non plus à ce que la police au niveau de l’aéroport m’accueille. Ils sont venus me chercher à ma descente d’avion, m’ont accueillie avec joie, embrassée, félicitée pour mon prix. Ils m’ont ensuite expliqué qu’il y a un monde fou qui m’attend dehors et qu’il fallait que je passe en premier et que je fasse les tests [du Covid-19, Ndlr]. Il y avait le délégué régional de la Culture qui était là, les journalistes. Ce sont mes amis. Tout au long de cette aventure, ils ont été super présents, super intéressés. Ils ont fait beaucoup d’articles, ont beaucoup parlé du livre, de mes anciens livres, de mon travail. C’était bien.
Quelle va être la suite ?
Je vais rencontrer beaucoup de personnes. C’est sûr que je ferai un tour chez moi à Maroua. Je veux me reposer aussi auprès de ma famille, profiter au maximum de mes enfants, surtout qu’on est en décembre. Je sais qu’au niveau du ministère des Arts et de la Culture, ils vont préparer quelque chose. Je suis aussi invitée par l’ambassadeur de France, à l’Institut français, etc.
Quelle est la suite que vous aimeriez que ce Goncourt ait ?
La suite c’est qu’on s’intéresse beaucoup plus à la littérature. Tout simplement. La suite c’est que maintenant, les écrivains camerounais qui vivent au Cameroun savent qu’ils ont la possibilité de faire tout ce qu’ils veulent faire dans leur vie. Je suis l’une des leurs. Je n’ai jamais vécu ailleurs, j’ai la nationalité camerounaise. Je suis avec eux tous les jours, à chaque fois qu’il y a une rencontre. Maintenant, ils savent qu’on est un groupe fort, on peut faire des choses à partir de notre pays, on peut éditer nos livres ici au Cameroun et ces livres-là peuvent s’exporter. Ce n’est pas toujours le sens contraire qui est vrai.
Parlant justement de votre livre, pourquoi avoir changé le titre « Munyal, les larmes de la patience » ?
Le livre a été retravaillé. C’est une nouvelle édition. Le livre a été de nouveau édité pour se faire mieux comprendre du lectorat occidental, qui lui pouvait ne pas saisir certains aspects de notre culture. Il y a des passages où il fallait plus d’explications, d’autres où il fallait changer la façon de le dire. C’est ce qu’on appelle de l’editing. Toute maison d’éditions édite un livre qui correspond à son lectorat. François Keme, le patron des Editions Proximité, l’avait déjà fait pour « Munyal » et c’était déjà très bien, on a vu tout le succès qu’il a eu. On a dû discuter des titres pour pouvoir arriver à « Munyal, les larmes de la patience ». Et c’est ce que Emmanuelle Collas a fait aussi. Elle a fait éditer son livre selon son lectorat. Par contre, pour le livre qui est en coédition dans je pense dix pays d’Afrique, ils ont gardé la version de François Keme.
Combien de pays sont intéressés pour les traductions du roman « Les Impatientes » ?
Dans ce monde de l’édition, cet aspect est aussi un grand marché. J’ai vu ça en France. Avant le Goncourt, il y avait déjà une dizaine de propositions de traductions sur la table de l’éditeur. Evidemment, elle a refusé d’en signer. Avec le Goncourt des lycéens, on sait que ces propositions vont aller croissant. Déjà, il y a quelques jours, on a signé avec l’Italie pour une traduction. Sinon, on a aussi des propositions avec le monde arabe, en Espagne, en Grèce, en Serbie, en Angleterre, en Amérique. Ce qui est intéressant avec le Goncourt, c’est que c’est un prix prestigieux. Mais le prix Goncourt des lycéens est plus vrai. Il est tellement plus vrai qu’en réalité ces dernières années, il se vend beaucoup mieux que le prix Goncourt lui-même. Parce qu’on se dit que les jeunes ne se préoccupent pas de quelle maison a édité quel livre, ils ne préoccupent pas de savoir d’où vient l’auteur. Eux, ils aiment un livre ou ils ne l’aiment pas, tout simplement. Que les jeunes apprécient, c’est doublement plus important pour moi. Sinon en temps normal, c’est le 2e prix le plus vendu en France et dans les autres pays également.
D’où vient cet amour pour les livres ?
C’est venu par hasard. J’ai ouvert un livre un jour et je suis tombée complètement amoureuse de la lecture, j’ai tellement aimé faire ça. Mais plus loin, je pense quand même que ça vient de mon père quelque part. Il lisait beaucoup. Mon père disait toujours que pour réussir à l’école, il faut lire. Pour lui, quand il s’agissait de nous faire étudier, il nous disait, tu vas lire ce texte 20 fois, 30 fois. C’était les textes de nos livres de lecture. Donc un jour j’ai ouvert un livre pour enfants et je pouvais plus le lâcher. Comme je suis à Maroua, je me suis demandé : comment je fais pour trouver des livres, parce qu’il faut absolument que je lise. Après, j’ai appris qu’il y avait une bibliothèque à la mission catholique. Mon seul objectif dans la vie est devenu de trouver des livres et donc j’escaladais le mur de l’église, je montais sur un arbre, je retombais de l’autre côté. Je devais avoir 8 ou 9 ans. A 12 ans, j’avais déjà lu tous les classiques français. Et quand j’ai découvert les romans africains, c’était encore meilleur parce qu’à ce moment-là, je me retrouvais chez moi.
Ensuite, je suis partie au collège. Et il y avait une bibliothèque. Au bout de deux ans, j’avais lu tous les livres et je suis devenue l’assistante de mon professeur de français. Tous mes professeurs m’adoraient. Mon amour pour le français était tellement fort qu’au second cycle, quand je faisais la dissertation, c’était toujours en plusieurs copies et mon prof corrigeait le tout. C’est la personne qui m’a vraiment poussée vers le haut.
Quand vous regardez votre parcours personnel, comment pensez-vous que cela a influencé cette consécration aujourd’hui ?
Je me suis mariée à 17 ans. Ça a été une période très difficile de ma vie. Ensuite, j’ai vécu beaucoup de choses très difficiles et j’ai commencé à écrire comme exutoire. Il fallait que je puisse m’exprimer parce que j’avais commencé à faire des maladies psychosomatiques comme la boulimie, la dépression. Et donc il fallait que je fasse quelque chose pour pouvoir me sauver. Il y a d’abord ce côté-là. Ensuite, l’écriture s’est imposée comme une nécessité. Pourquoi ? Quand j’ai quitté mon deuxième époux, il a kidnappé mes filles. Et je l’ai quitté parce que je savais que je ne pouvais pas avoir une autre solution en réalité. J’avais tout tenté et je voyais bien qu’il avait une telle emprise. Il avait déjà des idées bien arrêtées. Toutes ses filles autres que les miennes se sont mariées à l’adolescence. Et je rêvais d’un autre avenir pour mes propres enfants. Pour pouvoir réussir cela, je n’avais pas d’autre choix que d’être une voix suffisamment forte. Et pour cela, il fallait que je fasse ce que je savais faire de mieux : écrire. Evidemment, j’ai publié. Ce que j’espérais est arrivé. On s’est immédiatement intéressé à mes écrits, la presse notamment, et j’ai pu parler de la condition des femmes dans le Sahel, du mariage précoce et forcé, de tous ces sujets qui me tiennent à cœur. Et voilà, je suis devenue une voix forte. Mes filles aujourd’hui sont à l’université. La première fait licence de droit cette année, la deuxième fait communication. Je peux dire qu’à partir de maintenant, 20 ans, 19 ans, elles ont le choix. Tout simplement.
Justement, qu’est-ce que ce Goncourt des lycéens va apporter à votre lutte pour les droits des femmes du Sahel ?
Ça va beaucoup apporter parce que quand on gagne un prix aussi prestigieux, il y a plus de visibilité par rapport au travail qu’on fait. Et quand on a plus de visibilité, on peut mieux sensibiliser, on peut mieux faire son plaidoyer pour la condition des femmes et pas seulement au niveau de notre pays, mais aussi à l’international. Parce que la condition des femmes dans le Sahel, elle est valable pour tous les pays. Ce que je décris est aussi bien valable chez les musulmans que chez les chrétiens. Le roman parle peut-être d’un contexte du Nord Cameroun, mais la condition des femmes reste la même. Peut-être les femmes dans le grand Sud ne subissent pas le mariage précoce et forcé, mais elles subissent une autre forme de violence. Le « viens on reste » [concubinage, Ndlr], c’est une sorte de violence. Tu vas donner tout à un homme alors qu’en réalité, tu n’as aucune garantie ni aucun retour. On ne peut pas passer à côté des violences physiques, psychologiques. Le sujet des violences faites aux femmes est en réalité un sujet universel. C’est valable dans le monde entier. Aussi bien en Inde, en Amérique du Sud, en Europe, en Afrique. Et la plupart du temps, les femmes se taisent.
Cameroon tribune, Par Rita DIBA